Bien que le texte de loi qui les réglemente soit inspiré des normes internationales, les marchés publics demeurent le secteur le plus exposé aux risques de corruption. Lors de l’octroi d’un marché public, les structures de contrôle public veillent à ce que les principes suivants, la liberté d’accès à la concurrence publique, l’égalité devant la commande publique, la transparence et l’intégrité des procédures, soient respectés. Mais rien ne semble être en mesure d’endiguer le fléau de la corruption. Charfeddine Yakoubi, contrôleur public et président de l’Association Onshor, nous en parle.
A force d’être politiquement instrumentalisée, la corruption est devenue un terme galvaudé. Loin du lexique juridique, comment définir la corruption ?
En s’appuyant sur la définition universelle et la plus répandue, — mentionnée par la plupart des organisations internationales —, la corruption consiste à utiliser les moyens de l’Etat pour des fins personnelles, autres que l’intérêt général de la communauté nationale et de l’Etat. En d’autres termes, c’est le fait de détourner les deniers de l’Etat pour un profit personnel. Après, on peut parler de diverses formes de corruption. L’idée généralement reçue, c’est que la corruption consiste à donner et recevoir des pots-de-vin. Or, cela en constitue un seul aspect. La corruption revêt plusieurs formes, comme le détournement des moyens de l’administration allant du simple usage de la fourniture bureautique jusqu’aux malversations.
Ici, on confond généralement entre la corruption et la mauvaise gestion ?
Ce qui distingue la corruption de la mauvaise gestion c’est l’intention. Il peut y avoir de la mauvaise gestion sans qu’il y ait une intention de détournement de fonds pour des fins personnelles. Cependant, la mauvaise gestion peut engendrer des impacts plus graves que ceux induits par la corruption. Le coût subi par l’Etat si on omet, par exemple, d’intégrer une composante dans le cahier des charges d’un appel d’offre ou lorsqu’on met du retard à exécuter un marché public, peut dépasser largement la perte induite par un acte de corruption. Malheureusement, la mauvaise gestion est devenue un phénomène très répandu en Tunisie. En cause, l’impunité qui sévit et qui laisse entendre que les mauvais gestionnaires sont immunisés ou dispensés de toutes punitions. Il est rare que des responsables aient été inculpés pour mauvaise gestion. Il l’est davantage pour la corruption qui est un délit difficile à prouver, puisqu’elle implique une connivence entre deux personnes. Mais, en ce qui concerne les formes de corruption, il y en a plusieurs. Outre les pots de vin, on peut citer la commission illégale, le copinage, le clientélisme qui sont toutes des formes de corruption grave, mais qui ne sont pas considérées par la majorité des Tunisiens comme étant de la fraude. Pour justifier ces délits, on invoque souvent l’absence des malversations. Mais si on considère de près leurs répercussions, notamment si on prend l’exemple des recrutements par favoritisme, on s’aperçoit que les retombées sur le long terme peuvent s’avérer désastreuses.
Par quoi se traduit la corruption dans le domaine des marchés publics ? Quels sont les principaux foyers de corruption dans ce secteur ?
Tout d’abord, il est à noter que les marchés publics constituent le secteur le plus exposé aux risques de corruption. Pourquoi ? Les marchés publics représentent le principal outil utilisé par l’Etat pour réaliser ses projets et atteindre ses objectifs de développement. Le gouvernement consacre chaque année plus de 6 milliards de dinars pour l’octroi des marchés publics. L’Etat est aussi l’acheteur n°1. Dans ce sens, les marchés publics forment un moteur de transferts financiers. Malheureusement, tous les foyers d’opérations financières présentent des risques de corruption très élevés. A vrai dire, il y a plusieurs formes de corruption dans ce secteur. Elles sont classées suivant les diverses phases de l’octroi des marchés publics. Chacune de ces étapes comporte des risques de corruption importants. La préparation du cahier des charges est la première phase, au cours de laquelle on recourt généralement à une orientation du marché.
La corruption revêt, alors, une forme sournoise très difficile à repérer puisque c’est à partir des spécificités et des caractéristiques techniques très restreintes intégrées dans le cahier des charges, qu’on essaye de créer un marché limité et dédié uniquement à un fournisseur spécifique. Elle est, désormais, l’un des cas de corruption les plus graves. Ensuite, vient la deuxième phase qui est la passation du marché et l’appel à la concurrence. Cette étape comporte aussi des risques de corruption, notamment avec le recours aux cas d’urgence. Réduire la visibilité de l’appel d’offres est également une forme d’orientation du marché. Finalement, on cite la troisième étape qui est l’exécution du marché. Le contrôle et le suivi au cours de cette phase sont généralement très faibles ouvrant la brèche aux entourloupes des fournisseurs.
Comment peut-on détecter ces actes de corruption. Est-ce que les contrôleurs publics sont bien outillés pour ce faire ?
A vrai dire, chacune de ces étapes présente ses propres difficultés et défaillances. L’octroi des marchés publics est régi par le décret-loi n° 2014-1039 qui règlemente la passation, l’exécution et le contrôle des marchés publics. C’est une loi qui s’inspire des normes et réglementations internationales relatives aux marchés publics. Cependant, il est difficile de détecter la corruption dans la première étape qui est la préparation du cahier des charges. Elle nécessite un savoir technique approfondi relatif à un secteur donné comme le bâtiment ou la mécanique. etc, dont le contrôleur n’a pas forcément connaissance.
Généralement, avec de l’expérience on peut repérer les entourloupes et les tergiversations qui prennent lieu dans cette phase, dans l’objectif d’orienter le marché au profit d’un seul entrepreneur. Idem pour l’exécution du marché où les garde-fous sont faibles.
Mais il faut tout de même rappeler que les marchés publics sont soumis à un contrôle concomitant qui se fait au fur et à mesure de la passation du marché. C’est un contrôle très développé pour les deux premières phases avant l’exécution. Il y a plusieurs commissions qui assurent le contrôle, que ce soit aux niveaux municipal, ministériel ou gouvernemental, qui est assuré dans ce cas par la Haute Instance de la Commande Publique (Haicop). La structure qui assure le contrôle du marché public est définie selon le montant du marché public. Plus le coût du projet est important, plus le niveau du contrôle est élevé et nécessite, donc, l’intervention de divers corps.
A combien sont estimées les pertes induites par la corruption dans le secteur des marchés publics ?
Des études qui ont été réalisées à cet effet estiment un manque à gagner compris entre 5% et 15% du coût total du marché. Le président de l’Instance Nationale de Lutte Contre la Corruption (Inlucc), Chawki Tabib, quant à lui, parle d’un coût qui s’élève à 2000 milliards par an.
Depuis septembre 2018, l’octroi des marchés publics se fait obligatoirement en ligne via la plateforme Tuneps. Elle a été contestée par plusieurs fournisseurs en raison de la complexité de son usage. Est-ce qu’on a mis en place des indicateurs de performance permettant d’évaluer son efficacité dans la lutte contre la corruption ?
Tuneps présente un atout majeur, à savoir la dématérialisation du processus de l’octroi des marchés publics. Cependant, la réussite de ce projet est en quelque sorte compromise par un problème récurrent en Tunisie, celui du manque des préparatifs lors de la réalisation des projets de dématérialisation et de digitalisation. On ne prépare pas convenablement le terrain. Il est à rappeler que la plateforme Tuneps est opérationnelle bien avant septembre 2018. L’octroi des marchés publics en ligne était au choix. Cette mesure n’a pas rencontré un succès. Le nombre des fournisseurs qui s’y sont inscrits était faible. Les autorités n’ont plus le choix que de forcer les entreprises à utiliser la plateforme Tuneps pour la passation des marchés publics.
Ainsi, on a décrété la loi qui oblige tout achat public de passer par Tuneps. Cependant, les fournisseurs se sont plaints de la complexité de la plateforme. Idem pour l’acheteur public, notamment les entreprises publiques et les ministères, dont les personnels n’ont pas pu bénéficier d’une formation assez large. Sans oublier le fait que certains achats n’y sont pas encore inclus. Et le plus important, c’est que Tuneps ne couvre pas toutes les phases de l’octroi des marchés publics, essentiellement la phase de l’exécution qui se caractérise par un contrôle très faible où les risques de corruption sont, de facto, élevés.
Quels sont les achats publics les plus touchés par la corruption ?
Les travaux publics constituent le secteur le plus touché par la corruption. Il s’accapare la grande part des achats publics. Mais il y a également les secteurs du transport et de la santé. Malheureusement, la corruption dans le secteur des travaux publics n’est révélée qu’après coup. Généralement, c’est suite à un incident scandaleux comme l’effondrement d’un pont ou d’une route que l’on ouvre des enquêtes pour déterminer les responsabilités. On a beau ouvrir des enquêtes sans suite judiciaire. Et c’est là une autre paire de manches.